Le Règne du Sang
Tome I - Les Disparues des Carpates
Prologue
C'était une nuit. Une nuit de tempête où le tonnerre grondait.
Les gouttes de pluie, acérées comme des aiguilles, frappaient les habitations et noyaient la terre. Le ciel était d'un noir d'encre, impénétrable – même la lune semblait y être absente. Seuls des éclairs de feu perçaient l'obscurité.
Le village était désert. Au loin, les Carpates se dressaient, majestueuses, effrayantes.
Les deux silhouettes encapuchonnées, se frayant un passage entre les masures délabrées, provenaient des montagnes. Elles étaient arrivées d'un sentier bordant le versant Est du massif rocheux, tels des fantômes.
Tout était silence. Seul l'orage, par moment, et la pluie manifestaient leur présence. Les pas des formes noires étaient inaudibles. Elles gagnaient le cœur du bourg sans échanger une parole ou un regard. Un brouillard surnaturel les escortait comme un ami. Accordées l'une à l'autre, elles progressaient ensemble, aussi vite, avec une cadence identique. Elles paraissaient même planer au-dessus du tas boueux que formait désormais le sol meuble.
Puis, elles s'arrêtèrent. Devant une vieille maison.
L'eau suintait de la porte en bois. Le matériau pourrissait à vue d’œil.
L'une des deux silhouettes voilées posa sa main squelettique sur l'encadrement. Elle siffla avant de faire un signe de tête dans la direction de l'autre. Elles étaient arrivées.
L'ombre la plus imposante profita du grondement de la foudre pour enfoncer la porte d'un coup de pied. Elle tomba aussitôt, sans résister, au beau milieu de l'unique pièce de la chaumière – réveillant en sursaut la famille qui s'y entassait piteusement.
La lueur d'un éclair révéla aux habitants la pâleur des inconnus venant les visiter cette nuit. Effrayés, les parents, allongés sur un semblant de paillasse assemblée de bois et de foin, appelèrent leurs six enfants à moitié endormis. Ils les rejoignirent, apeurés, dans le fond de la salle.
- Qui êtes-vous ? s'étrangla lamentablement le père de famille.
- Tu devrais plutôt t'intéresser à ce que nous désirons, répondit une voix grinçante, presque rouillée par les âges.
Les deux êtres s'enfoncèrent dans le baraquement tandis que ses occupants s'aplatissaient davantage contre le mur de chaux. Celui qui n'avait pas encore parlé s'installa sur une chaise bringuebalante et posa sa main gantée sur la table. L'autre étranger restait en retrait, sourd aux protestations.
- C'est tout ce que vous avez à leur offrir ? ricana ce dernier en détaillant les lieux.
Un geste de son compagnon le fit taire.
L'attablé abaissa sa capuche. Seul l'éclat du ciel, illuminé par les fulgurations, révélait par intermittence son visage – le rendant bien plus effrayant encore. De longs cheveux d'un noir de jais, descendant en cascade jusqu'en bas de son dos, encadraient sa figure d'un blanc laiteux, cadavérique. Ses yeux aussi verts que l'émeraude transperçaient la pénombre pour se poser avec attention sur la fratrie, réfugiée dans les bras de leurs géniteurs. Ils empestaient la peur.
- Elle.
Du doigt, il désigna la seule fillette du groupe. Un être malingre et quelconque. Identique à toutes les petites pauvresses qui peuplaient les environs. La mère la pressa encore plus fort contre son sein.
Le second comprit le dessein de son maître. Il avança vers l'enfant.
- Vous ne me la volerez pas ! défia le paysan en s'interposant entre l'être menaçant qui leur faisait face et le lit.
- Non, en effet, murmura doucereusement l'intéressé à leur table. Je me propose de vous faire une offre que vous ne pourrez pas me refuser.
À ces mots, il sortit d'un pan de son habit une bourse qu'il jeta aux pieds de l'homme. Les pièces tintèrent mélodieusement.
- Bien entendu, je compte sur vous pour votre discrétion.
Le père de famille déglutit et ramassa le petit sac en toile. Il l'ouvrit. De l'or. Il contenait de l'or. Jamais il n'en avait vu de sa vie : si scintillant, si luisant.
- Et si je refuse ? osa-t-il avec prudence.
Une nouvelle détonation emplit l'air. L'inconnu sourit, dévoilant un émail éclatant et des dents parfaitement alignées. Deux crocs, à la place des canines, resplendirent dans l'opacité de la nuit lorsque, de nouveau, la voûte céleste s'éclaira.
- Dans ce cas, je devrais vous soumettre une deuxième proposition que vous ne pourrez en aucun cas me refuser.
Le cœur du fermier rata un battement. Ces deux crochets aussi aiguisés que n'importe quel poignard... Il comprit l’allusion.
Il se tourna vers sa femme, le regard insistant. Elle lâcha leur fille amaigrie. Ses petits pieds noircis oscillèrent.
Le second étranger, toujours masqué, referma ses longs doigts faméliques autour du poignet de l'enfant et l'amena doucement vers la sortie.
Le maître se leva à son tour, faisant trembler la maisonnée tout entière. Un rire inquiétant s'échappa de sa gorge avant qu'il n'adresse une question aux parents – perçue plutôt comme une sentence.
- Vous l'offrez comme présent avant même de savoir ce qui lui est réservé ?
Le chef de famille serra les dents.
Trois formes profilées dépassaient maintenant l'encadrement de la bâtisse osseuse lorsque, soudain, une ombre courut vers elles et se saisit des haillons de la petite fille.
- Dietrich ! Non !
La créature rabattit son capuchon sur la tête, prête à retrouver les ténèbres de la nuit, et ignora ce gamin sans défense qui se cramponnait furieusement aux vêtements de sa sœur.
- Tu reviendras quand ?
Le maître et son serviteur lui prirent la main. La fillette leva ses grands cils vers eux, captivée, puis les baissa sur son cadet, le plus jeune de la fratrie, et sourit.
- Bientôt.
- Tu me le promets ?
- Je te le promets.
Le garçon lâcha l'habit et la regarda s'éloigner. L'enfant fit quelques pas encore avant de disparaître, au détour d'une ruelle, sous la cape du monstre.
1 Adam vient de l'hébreu adama qui signifie terre