À nos splendides égarements, Cécile Biehler

 

Paris 14ème,

Le 01/06/2006

Maman

 J'aurais tant aimé que tu ne décolores pas sur moi...

Je me sens souillée, oui, souillée, tellement noire.

J'aurais tant aimé que tu aies pu être d'un plus tendre ivoire.

J'ai malheureusement omis de choisir la couleur de ma mère avant de naître.

Cette honte n'est pas de celles qui se portent à même la peau. Elle se tapit au fond des entrailles.

J'espère qu'au moins je la porte bien, que, dans quelques éclairs de génie, elle se couvre parfois de pâles reflets iridescents.

 Juste l'impression d'avoir grandi sous une pluie battante.

Exactement la même que celle qui sévit au-dehors aujourd'hui.

Sauf que, depuis, il a fallu grandir, tant bien que mal.

J'y songe, à cette enfance et à la pluie que j'affronterai encore une fois tout-à-l’heure, pour me rendre jusqu'à la première boîte aux lettres.

Je pourrais bien attendre demain, que tout se calme un peu.

Oui mais demain, je n'aurai plus trente ans, et le magnifique bouquet d'œillets que tu m'as envoyé commencera déjà à se flétrir un peu.

J'aimerais tant réussir à t'aimer avant que tes fleurs ne se fanent.

Est-ce seulement possible ?

J'ai décidé de t'envoyer trente lettres pour fêter dignement mon âge, en tarif lent.

Qu'elles te parviennent doucement, tout comme elles ont pris forme à l'intérieur de moi, mots après mots, peuplant les longues plages de silence de nos face-à-faces.

Elles ne peuvent être qu'empreintes d'un temps, celui de ma reconstruction.

Qu'elles te parviennent doucement, oui, le temps pour l'une d'assumer et pour l'autre de digérer.

Ce temps de silence en soi pour accueillir d'abord, ce temps de silence pour reprendre son souffle ensuite, relever lentement la tête et imaginer l'autre, un peu plus loin ; au-dehors.

Pour l'instant, c'est l'hirondelle des fenêtres que j'aperçois sous la mansarde ; je suis soulagée qu'elle au moins soit protégée de l'intempérie.

Tu m'avais dit un jour qu'elle n'aimait pas les villes polluées ; visiblement elle ne craint pas la mélancolie d'un esprit quelque peu embrouillé.

Je repense à la pluie...

Dis-moi, maman, que peut bien battre la pluie battante ?

J'en ai toujours eu peur mais bizarrement, beaucoup plus de la toute petite pluie fine que des grosses gouttes. La peur...

Lorsque j'étais enfant, je m'imaginais souvent que la pluie n'était rien d'autre que le ciel qui pleurait à ma place ; je sautais alors dans une flaque à pieds joints, et je vivais la pluie comme une rédemption.

Dis-moi, maman, ce que la pluie bat dans ton quartier, à l'opposé du mien ?

Peut-être les mêmes oiseaux, peut-être des oiseaux différents, peut-être tout autre chose.

Peut-être que chez toi, il ne pleut jamais plus.

Peut-être qu'un amas de volatiles fait barrage juste avant, peut-être qu'ils se nomment eux-mêmes les éclaireurs du ciel.

Peut-être que chez toi il n'y a plus que du soleil.

Si c'est le cas, que ses rayons puissent t'atteindre, s'ils n'ont pu le faire jusqu'alors.

 

L'hirondelle vient de s'envoler, emportant avec elle un peu du fil de mes pensées.

Je ne voyais de toute manière plus grand-chose à t'écrire.

Juste encore une dernière question, une seule et la plus importante : qu'est-ce donc réellement, la douceur ?

Peut-être qu'à trente ans, il est temps que j'apprenne.

Mais s'il te plaît, ta définition, sans mentir et sans ouvrir le dictionnaire.

Peut-être que c'est un peu comme la tendresse, je n'en suis pas tout-à-fait sûre.

Je vais sortir, tenter d'affronter la pluie.

 

                  Ta fille.

PS : Je t'écrirai toutes mes lettres au stylo à bille, pas moyen d'effacer. Tout restera écrit comme je l'aurai pensé.

Tes vérités.

Ma réalité. Celle qui nous fait, l'une de l'autre, si proches et si lointaines.

Mes reproches et ce que je leurs dois.

Mes reproches et ce que je te dois.

 Fais-en de même, à armes égales...

 

Paris 35ème,

Au cinquantième étage d'un cumulonimbus

Le 06/06/06

 Ma fille

 La définition exacte de la douceur ? Je crois que celle-ci est censée faire partie intégrante de l'instinct maternel...

Pour moi, elle peut être tant de choses...

Simplement caresser les petits chats errants, avant qu'ils ne soient terrassés par cette fameuse pluie battante.

J'ai bien essayé d'en sauver quelques-uns, de chats, en les regroupant sous la lumière de l'abri-bus, mais il paraît que c'est formellement interdit (tout type de réunion nocturne, à l'extérieur). J'ai alors décidé de leur faire prendre la ligne numéro deux ; malheureusement, j'avais le droit de n'en emmener que dix avec ma carte d'abonnement, et n'ai pas eu le cœur à choisir. Finalement je les ai tous laissés ; les tachetés, les zébrés et les tigrés.

Lorsque le bus a démarré, j'ai vu qu'un balayeur de rue les dispersait.

Cette vision m'a coupé les jambes, et j'ai à peine réussi à rejoindre le siège le plus proche. L'un de ceux réservés aux handicapés. Deux autres places étaient occupées, l'une par un jeune garçon en pleine indigestion de gros mots, et l'autre par un petit bonhomme en brioche à qui l'on avait coupé les deux jambes.

Heureusement que j'étais bien assise, car le chauffeur s'est mis à faire la course avec deux, trois cumulus qui lui collaient au pot d'échappement depuis plusieurs stations.

Par malheur, les autorités célestes venaient juste d'inverser le sens de circulation des nuages, et nous nous sommes finalement retrouvés à prendre tous les sens interdits, plus particulièrement celui du toucher. Le petit bonhomme en brioche s'est donc permis d'appuyer sur le ventre du petit garçon, ce qui n'a pas arrangé son état. Il s'est mis à vomir tous ses gros mots sur les usagers les plus proches : des personnes âgées en l'occurrence, puisque c'est toujours elles qui prennent les premières places. Un ou deux verbes particulièrement fleuris se sont même échoués dans les charrettes qu'elles traînent pour faire les courses !

Quelques jours plus tard, j'ai retrouvé nombre de ces petits véhicules au bord du trottoir, amorçant le début de ce qui allait bientôt devenir un véritable embouteillage.

Je ne sais désormais ce qu'ils vont décider d'interdire : les petites charrettes ou carrément les gros mots, qui semblent bien trop lourds à transporter.

Encore des choses qui vont disparaître, déjà que la semaine dernière, ils ont déraciné tous les lampadaires d'un seul coup !

Il paraît qu'ils étaient devenus bien trop hauts, et qu'ils auraient pu se révéler dangereux en cas de tempête.

Moi, quelle aubaine ! J'en ai récupéré un que j'ai installé au milieu du salon. Il est du plus bel effet ! Ou plutôt il l'a été, car depuis hier, il a décidé de ne plus fonctionner !

Je comptais le planter dehors, mais j'ai bien trop peur des dénonciations des voisins.

Bien sûr, ma fille, qu'il pleut aussi dans mon quartier, ou plus exactement, il s'est mis à pleuvoir au moment où j'ai reçu ton courrier ; un peu comme si tu avais fait tout ton possible pour que la pluie battante me revienne en pleine figure.

Pourquoi, ma fille ? J'étais si contente que tu m'écrives enfin.

Moi qui aimait tant te raconter, lorsque tu étais plus petite, les couleurs de mon paysage intérieur.

Moi qui te racontais les éboueurs, leurs vestes zinzoline et les corbeaux garance, ou que sais-je encore.

Le rôle de mère me paraît parfois être une tâche bien ingrate.

Par la fenêtre, à travers les grosses gouttes, je vois les barres d'immeubles qui se mettent à pencher doucement.

Je crains que ce ne soit l'œuvre de l'ange noir.

Je t'avais prévenue :tout notre univers s'écrouleraitun jour...

L'ange noir, celui qui me suit partout avec ses mocassins vernis...

Toujours se méfier de l'ange noir dans la rue et du Mexique dans les stades de football, prends garde ma fille ! D'en haut, ils ne nous lâcheront plus !

J'ai tout fait pourtant pour que le cordon ombilical ne te transmette pas leurs sombres litanies, mais je crois qu'ils étaient à l'intérieur de moi depuis le tout début ; alors je n'ai pas pu lutter, forcément, je ne le pouvais pas...

Oui, méfie-toi, ma fille, même si tu ne les crains pas.

Méfie-toi, ma fille, même si tu ne me crois pas.

Je vais aller poster cette lettre à l'automate qui remplace depuis quelques semaines le postier. La dernière fois, il semblait être mal réglé, il ne parlait plus qu'en néerlandais, enfin, quand moi je suis passée ; après, il s'est remis à fonctionner parfaitement normalement.

Tu vois, ma fille, tant de choses étranges se déroulent ici !

Peut-être devrais-je t'envoyer tes courriers en poste restante, on ne sait jamais, des fois qu'ils te retrouvent...

Ta mère qui t'aime du mieux qu'elle peut.

 

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