le Cube, Jean-Pierre Vançon

 

Cette histoire extraordinaire a commencé un beau jour du mois de mai. J’avais pris rendez-vous avec un agent immobilier que l’on m’avait recommandé. Difficile de dénicher un logement parfait dans une ville que l’on ne connaît pas. J’avais déjà visité plusieurs appartements, mais aucun ne me satisfaisait vraiment. Un grand cinq pièces vieillot du centre-ville, où tout était à refaire. Un dernier étage avec terrasse et vue imprenable sur la citadelle, mais dont le prix était inabordable. Un duplex alambiqué dans une arrière-cour triste à mourir, où le soleil ne parvenait jamais. Un logement dans un vieil immeuble situé en bordure d’un boulevard bruyant. Rien de bien folichon. L’agent immobilier commençait à perdre espoir. Après un instant de silence, il m’a dit d’un ton hésitant :

— J’ai peut-être encore quelque chose…

— Quel genre ?

— Une maison…

Une maison plutôt qu’un appartement ? Il fallait avoir les moyens financiers… J’ai esquissé une grimace et j’ai demandé :

— Ce sera cher ?

— Un prix raisonnable…

— Bon… Montrez-moi.

Il m’a emmené à travers un dédale de petites rues tranquilles, quelque part en banlieue. Il a tourné à droite, à gauche, puis de nouveau à droite. J’étais complètement perdu. C’était un quartier de petits pavillons de l’entre-deux-guerres ou des années cinquante. Il y avait même peut-être quelques constructions de la Belle Epoque. Un faubourg de petits bourgeois de l’ancien temps. Un coin vieillot et sans histoire. Enfin, sans histoire, c’est ce que je croyais…

Il s’est arrêté devant une maison aux volets fermés. Seul l’un d’entre eux, au premier étage, était entrouvert. Le jardinet, encombré de ronces et de broussaille, était à l’abandon depuis longtemps. L’agent immobilier a murmuré, comme s’il me demandait de l’excuser :

— Les héritiers ont mis un temps fou à se décider à vendre. Ils vivent tous loin d’ici…

Il a dû pousser de toutes ses forces pour entrouvrir le portillon d’entrée, qui a cédé avec un grincement de ferraille rouillée. Il m’a précédé pour gravir les marches du perron et il a dit :

— N’ayez pas peur. C’est le foutoir, là dedans…

A l’intérieur, c’était effectivement une sacrée pagaille. Des vitres cassées, un meuble renversé, de la vaisselle éparpillée, une porte de placard arrachée, un tas de gravas dans un coin. Tout était à refaire de fond en comble : les fenêtres, les peintures, tout… Et, en premier lieu, il fallait évacuer toutes ces vieilleries. Un sacré travail… Tout en ouvrant les volets, le bonhomme me débitait son baratin habituel :

— Les pièces sont très lumineuses… Leur disposition est fonctionnelle… C’est une maison sympathique…

Il en faisait trop. Je ne l’écoutais plus. Pour rendre son discours plus réaliste, il a ajouté :

— Bien sûr, il y a quelques travaux à faire…

Dans un coin du séjour, il y avait des feuilles de papier éparpillées.

— La maison a été squattée un moment par des sans-logis… Vous voyez le résultat… Ces gens-là ne respectent rien…

J’ai ramassé une des feuilles. Un mot avait attiré mon regard. D’une main maladroite qui traduisait sa nervosité, l’homme avait écrit « Enfin ! ». Un seul mot, comme un appel. Un cri de soulagement au milieu du vide de la nuit. Comme si l’auteur de ces lignes s’adressait à moi : « Enfin, tu m’as remarqué ! Enfin, je ne suis plus seul ! Enfin, tu t’intéresses à ces papiers abandonnés sur le sol ! Enfin, tu lis mon appel ! Enfin ! »

— Nous montons à l’étage ? Vous verrez : les chambres sont grandes… Et, de là-haut, la vue sur la ville est superbe.

Je l’ai suivi dans un escalier étroit dont les marches craquaient. J’avais gardé à la main la feuille de papier. Je ne sais pas pourquoi. Un geste machinal. Comme si l’auteur de ces lignes m’avait murmuré à l’oreille : « ne m’abandonne pas ! »

J’ai jeté un œil distrait sur les chambres et sur la salle de bains. J’avais la tête ailleurs. La vision de ce message étrange, de ces pages éparpillées sur le sol, m’obsédait.

— Vous voulez visiter le grenier ? Je vous préviens : c’est le bazar…

Nous sommes redescendus. Tandis qu’il refermait les volets l’un après l’autre, j’ai ramassé toutes les feuilles de papier. Pieusement. Comme s’il s’agissait d’une précieuse relique. J’avais beau essayer de me raisonner, c’était comme si une force mystérieuse me poussait à agir. « Enfin ! », me répétait une voix intérieure…

— La cave, c’est le même bordel. Vous voulez voir ?

— Non.

J’avais envie de lui dire que je m’en foutais. La cave, le grenier, le reste, plus rien ne m’importait. Sans vraiment comprendre pourquoi, j’étais obsédé par ce texte mystérieux. A cet instant précis, plus rien d’autre ne comptait.

— Alors, qu’est-ce que vous en dites ?

J’ai acheté la maison. Sans trop réfléchir… Peut-être en partie à cause de ces écrits, même si je ne voulais pas me l’avouer. Avant de laisser une association caritative emporter tout ce qui avait encore une utilité quelconque, avant de faire appel à une entreprise spécialisée pour me débarrasser du reste, j’ai fouillé toutes les pièces, tous les recoins, de la cave au grenier, dans l’espoir de trouver d’autres feuilles manuscrites. Et, alors que je n’y croyais pas vraiment, j’en ai trouvé quelques-unes, au sous-sol, dans ce qui semblait avoir été une buanderie. C’était une pièce étrange. Le soupirail, la seule ouverture vers l’extérieur, avait été muré. Outre l’évier double bac, il y avait une table, une chaise, un matelas posé au sol et une cuvette de WC branlante, dont la présence était surprenante à cet endroit. C’était pareil à la cellule d’une prison, sans fenêtre et sans barreaux… Quelqu’un avait-il donc habité ce réduit insalubre ?

Sur la table, il y avait quelques feuilles de papier et un crayon. C’était la fin du texte. En dessous du dernier paragraphe, l’homme avait écrit « Adieu » en lettres énormes. Un dernier mot griffonné à la hâte. C’était un ultime message, un dernier salut de l’auteur de ce mystérieux manuscrit. Cet adieu voulait-il dire « je vais mourir » ? Etait-ce un cri de désespoir ? Etait-ce un pied de nez chargé d’ironie ? En écrivant ce dernier mot, l’homme masquait-il ses sentiments en riant sous cape ? Me disait-il : « Je vous ai bien eu, avec mon histoire à dormir debout » ?

Mon épouse et moi, nous avions prévu de nous installer dans la maison l’été suivant. Les enfants découvriraient leur nouvelle école à la rentrée. Nous prendrions de nouvelles habitudes de vie. En attendant que ma famille me rejoigne, j’avais pris mes fonctions au sein de l’entreprise qui m’avait embauché, tout en surveillant les travaux de rénovation indispensables avant notre emménagement. Je passais mes soirées seul, à parcourir le manuscrit, à remettre les pages dans l’ordre et à les numéroter. Lire et relire ce texte devenait une l’obsession.

L’auteur de ce mystérieux document n’avait pas cru bon de le subdiviser en chapitres. C’était une suite ininterrompue de plaintes et de réflexions, que je vous livre ici sans rien modifier. Toutefois, je me suis permis de ponctuer cette longue litanie en entourant certaines phrases qui me semblaient particulièrement marquantes et en donnant des titres aux différentes fables qu’utilise l’auteur pour illustrer ses réflexions. Ce sont les seules modifications apportées au texte.

Voilà toute l’histoire. Quant à l’homme qui avait écrit ces lignes, ce qu’il racontait était-il réel ? N’était-ce qu’une invention d’un esprit tourmenté ? N’était-ce qu’une farce sinistre ? Aujourd’hui, je me souviens à quel point tout cela me paraissait mystérieux. Je vous laisse en juger par vous-même.

                L.V.H.

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