Ma vie, votre oeuvre, Alain Kauffmann

 

I

     Deux décembre 2013, comme très souvent, Damien se rend dans la fourmilière des gares. Malgré tout les évènements préalables, il reste une fourmi inconnue au milieu des autres. Il se pose sur un banc et attend. Comme toutes les autres fourmis, ayant chacune leur gestuelle qui font de ces quais de gare ce gargouillant amas. Mais aujourd’hui, une chose pourtant anodine va perturber cet attente habituelle : un vieil homme s’assoit à ses cotés et semble être de ceux qui attendent en partant à la découverte de ses congénères :

– Tant nous sommes à attendre sans même savoir vraiment quoi.

L’invective, aussi inattendue que profonde, reste sans réponse mais avec l’âge s’acquiert souvent la persévérance.

– Vous-même jeune homme, savez-vous vraiment où vous souhaitez aller là tout de suite et pourquoi ?

Le regard de Damien plonge dans celui de son questionneur. Dans ses yeux, l’histoire commence à vouloir se livrer mais rien ne sort de la bouche. Après de multiples tics trahissant de l’intérêt pour cette question, il se retranche dans une gestuelle qu’il affectionne : le roulage de cigarette qui est pour lui une sorte de dernier retranchement, lieu de ses réflexions  ultimes. Un nouveau regard échangé, plus profond encore et Damien se lance :

– J’ai eu 25 ans il y a onze mois tout rond et, si je ne sais pas où va ma vie, je sais très bien pourquoi je suis ici à attendre. Cette année qui vient de s’écouler est plus longue à raconter que tout le reste de mon existence si vous voulez tout savoir. Donc il est inutile de commencer une discussion qui n’ira jamais à son terme.

– A mon âge tout peut attendre, sauf la curiosité…

 II

 – Le décor est on ne peut plus simple à poser. Ma vie «d’avant » est sans doute d’une extrême banalité : sans véritable diplôme, balancé dans un système scolaire qui n’a jamais su m’attirer. J’écris actuellement des chroniques sur l’actualité pour gagner ma vie et m’offrir un peu d’évasion car c’est un exercice que j’affectionne. Ecrire permet de « dire ce qu’on ne sait pas dire ».

– Voilà déjà une approche intéressante et peu banale contrairement à ce que vous avez présenté. Mais un jeune homme comme vous doit avoir su faire de sa vie professionnelle un simple support à une vie personnelle bien remplie, non ?

Un sourire ironique apparait sur le visage de Damien, la réponse vient après une très longue inspiration de tabac et tout en recrachant la fumée :

– Remplie surement, bien c’est un tout autre problème. La vie à deux et les attentes qui en découlent ne me conviennent pas forcément. J’ai même essayé de m’y adapter…

Un silence suit, l’homme aux longs cheveux gris, à la barbe parfaitement taillée et d’une blancheur presque absolue semble avoir touché une corde sensible.

– Une fois… pour une personne qui finalement m’a montré à quel point il est inutile de forcer sa nature car on finit par se détester soi-même. Ne venez pas non plus me parler de l’amour familial étant donné qu’il n’y a rien de pire que d’aimer des gens que l’on n'a pas choisi non ? Je remercie mes parents de l’éducation et de l’amour qu’ils m’ont eux-mêmes donné mais c’est leur rôle et ils l’ont choisi, moi j’ai rempli le mien en acceptant et en les remerciant  de ce qu’ils ont fait de moi. En un sens ils sont un peu coupables de ces mots, non ? Bref, mon église prêche uniquement pour mes quelques amis sincères.

– Vous êtes un étonnant personnage. Et que pensez-vous de la société actuelle ?

La question tombe comme pour mettre à l’aise le jeune homme. A nouveau ce sourire ironique se dessine sur les lèvres de Damien qui s’ouvre de façon inexplicable à cet homme sans nom qu’il côtoie que depuis quelques minutes.

– Je n’ai surement pas votre expérience et votre vécu en la matière donc je m’abstiendrai de porter un jugement global. Néanmoins, je peux juger le sujet que je connais le mieux : les jeunes d’aujourd’hui vu que j’ai grandi avec eux. Avec nous sont nés Internet, les téléphones portables et la téléréalité entre autres. Ces quelques éléments ont façonné quelque chose de nouveau en nous, dans le sens où on peut désormais avoir tout ce qu’on désire ou presque assez facilement. Notamment, la notoriété facilement acquise par des gens sans aucun intérêt ni talent qui poussent certains jeunes à penser qu’on peut réussir de la sorte. Je hais cette composante et ces dérives. Et vous-mêmes vous en pensez quoi ?

– Ne perdons pas de temps à parler de moi. Ma question était : « Savez-vous pourquoi vous êtes-là et où souhaitez vous aller ? », alors, continuons sur cette voie.

                      Vers le livre