Bienvenue (extrait)

 

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Solange... Je suis sûr qu’on peut mieux s’entendre. Avec ta mère, on forme une jolie famille, tu ne penses pas ? Tu es mignonne, si douce… Allez, ne sois pas timide… Reste là, sale petite peste ! Tu vas voir, tu vas aimer… Solange !

 

Elle se redresse sur le matelas, la bouche entrouverte et le front couvert de sueur. Ses yeux sont restés clos, mais elle voit encore le visage grotesque de son beau-père. Son terrible faciès est comme gravé sur le revers de ses paupières. Impossible de s’en débarrasser. Il est là, rouge de colère. Il voulait s’attirer ses grâces et elle a refusé. Il s’est mis à hurler. Un braillement strident, presque animal, qui résonne encore dans ses oreilles.

Quel vacarme ! C’est toi qui cries comme ça ? lui demande cette voix dans le cerveau, bien trop grave pour une jeune femme trentenaire comme elle. Cela ne la surprend pas, il en a toujours été ainsi. Chaque fois qu’elle pense, c’est ce timbre caverneux qu’elle entend, très proche de celui qu’avait son père adoptif.

Elle penche la tête et se passe machinalement les mains dans ses longs cheveux. Les interrogations mentales se poursuivent.

Comment peux-tu faire encore de tels cauchemars après tout ce temps ? Comment peux-tu...

Elle ouvre brusquement les yeux.

… dormir ?

Elle ne peut s’empêcher d’avoir un hoquet d’étonnement. Elle n’est pas dans une de ses chemises de nuit habituelles, ni même dans ses vêtements. Elle porte une culotte en dentelle et un maillot de corps si sales et si élimés qu’ils semblent avoir été utilisés des dizaines de fois avant de couvrir son corps malingre, presque androgyne. Son cerveau brumeux met quelques secondes avant d’établir qu’il ne s’agit pas d’un rêve. Elle est bel et bien réveillée et cette constatation la terrifie. Elle relève la tête et, d’un geste anormalement lent, comme si elle redoutait ce qu’elle allait bien pouvoir découvrir, elle écarte la longue mèche châtain qui lui obture la vue.

Blanc. Rien que du blanc. Partout. Aussi bien ce matelas sur lequel elle se trouve, ces barreaux en ferraille qu’elle voit au bout du lit ou ce mur face à elle.

Elle balaie la pièce du regard. Un plafond entièrement recouvert de plaques blanches, un nouveau mur parfaitement blanc et un autre, avec une porte. Elle baisse soudain les yeux et examine ses bras. Non, il n’y a pas de cathéter qui en sort ou de traces de blessures. Mais alors, que fait-elle dans ce qui semble être une chambre d’hôpital ?

Elle porte les paumes à son front et prend une grande inspiration. Il faut qu’elle retrouve son calme, il y a une explication sensée à tout cela, il faut juste qu’elle s’en souvienne.

L’odeur qui lui emplit les narines n’a rien à voir avec les émanations d’antiseptiques qui règnent en permanence dans les établissements hospitaliers. Elle connaît les hôpitaux. Peut-être même plus que la majorité des gens. Ce n’est pas une odeur de détergent qui règne en ces lieux, c’est plus… désagréable.

Elle se redresse et tourne la tête. Une rose est coincée entre deux barreaux de la tête de lit. Elle tend le bras et touche le bout des pétales qui lui paraissent bien brillants, trop même. Un petit rictus se dessine sur son visage. Une fleur factice. Elle s’en doutait.

C’est quoi ce délire ? Une déco florale de bienvenue... Tu es à l’hôtel ?

Elle n’a pas souvenir d’avoir été de son plein gré dans un tel lieu. Et puis pour quelle raison ? Elle a toujours détesté ce genre d’endroit, son chez elle lui suffit amplement. Elle se sent mal à l’aise chez les autres, sans repères. Lorsqu’elle est invitée chez des collègues de travail, elle ressent la même gêne que lorsqu’elle franchit les portes d’un hôpital. Elle évite d’ailleurs ces occasions aussi souvent qu’elle le peut.

Elle s’assoit sur le bord du lit et regarde le sol. Du carrelage, blanc également, ce qui ne la surprend guère. Les joints sont fins et sombres, ce qui lui donne l’impression d’une grille posée sur une immense page vierge.

C’est une clinique ? Un asile ? Et si tu t’étais fait interner ?

Elle prend à nouveau une grande respiration. L’odeur persistante de la rose est tout à fait différente de ce qu’elle pourrait sentir dans un tel lieu et cela la perturbe.

Minute... Une fleur artificielle qui sent ?

Elle pose ses pieds sur le carrelage. Le froid de la surface lui hérisse les poils des bras et provoque un léger fourmillement au niveau de ses talons. Elle prend appui sur le bord du matelas et se lève. Sa vision se trouble et elle a l’impression que tout son sang vient de monter d’un coup dans son crâne. Elle ferme les yeux, comme pour éviter que de l’hémoglobine n’en jaillisse.

Tu t’es levée trop vite, Solange...

Sans doute. Est-ce parce qu’elle était allongée depuis un long moment ?

Un bruit d’aérosol pulvérisé attire son attention. Une vapeur légèrement grisâtre s’est formée au niveau du plafond, ondule légèrement et semble s’épaissir. Elle fait volte-face et regarde au-dessus du lit. À quelques centimètres au-dessous de la grande barre de néon éclairant toute la pièce, une grille encastrée dans le mur laisse échapper cette étrange fumée.

C’est ce que rejette cette clim qui empeste. Elle doit déconner !

Ses yeux s’écarquillent quand elle prend conscience que ce n’est pas une climatisation. La vapeur gagne en densité et se rapproche dangereusement du haut de sa tête. Elle tourne sur elle-même et s’élance vers l’unique porte de la pièce.

Celle-ci est en métal, recouverte d’une peinture blanche écaillée. À mi-hauteur, le mot Bienvenue a été peint en rouge écarlate, maladroitement, avec des coulures grossières à chaque lettre.

Solange n’a plus le temps de s’interroger sur un tel graffiti. L’émanation est devenue si abondante qu’elle commence à être encerclée. Ses yeux lui piquent.

Bienvenue ? Mon cul, oui ! Sors !

Elle agrippe la poignée et la tourne, sans que la porte ne bouge d’un pouce. Elle prend une grande inspiration, mais la fumée âcre lui irrite la gorge. Elle se plie en deux, saisie d’une violente crise de toux.

La vapeur envahit désormais toute la pièce. Elle lui pique atrocement les yeux. Elle plisse tant qu’elle peut ses paupières en gardant une ouverture suffisante pour voir devant elle, mais cela la brûle. Sa toux ne s’arrête pas. Elle se courbe et crache sur le sol. Un crachat teinté de rouge qui la met hors d’elle.

Elle attrape la poignée de ses deux mains, pose son pied gauche sur le mur et se met à tirer de toutes ses forces. Son effort est pénible avec cette fumée suffocante, mais elle persiste. Il faut qu’elle sorte d’ici à tout prix. Quitter cette pièce qui a des allures de chambre à gaz.

Un craquement et la porte s’entrouvre légèrement. Solange s’acharne, les yeux brûlants et larmoyants. Elle agite la poignée en tous sens et pousse sur son pied.

Dans un grincement déchirant, la porte s’ouvre d’un coup. Les yeux mi-clos, Solange s’extrait de la pièce et referme violemment derrière elle.

Anéantie par son acharnement, elle se laisse glisser jusqu’à ce que ses fesses touchent le sol. Son postérieur, simplement protégé par le coton fin de sa culotte, heurte quelque chose d’acéré. Elle laisse échapper un cri d’effroi.

Non, décidément, ce n’est pas un hôpital.

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