La maison sur l'herbe amère - Beaudour Allala

 

«  …Je trimbale mes 16 ans à l’intérieur d’un corps lourd. Je ne suis pourtant pas si grosse, mais je me sens lourde. Lourde de vide. Vide comme chaque membre de ma famille. Cinq solitudes séparées par la vacuité, nous opposant les uns aux autres comme ces aimants qui se retournent contre eux-mêmes lorsqu’ils se rapprochent de trop. Alors, même que tout est invisible à dire dans ma famille, la répulsion se voit quand même.
Le mal-être est palpable, jusque dans les soupirs de ma mère qui cherche à respirer, comme on cherche à sortir la tête de l’eau. Elle finit toujours par ouvrir les fenêtres pour volontairement créer des courants d’air qui ne parviennent qu’à faire claquer des portes, seules à pouvoir gueuler leur ras-le-bol. Car, chez moi, ce sont les mobiliers et les bêtes qui sont mis à contribution pour s’exprimer à notre place ; que ce soit la télévision allumée vingt-quatre heures sur vingt-quatre ou les aboiements du dogue allemand grognant constamment contre l’ennemi imperceptible, détectant l’ultrason des non-dits de cette famille fantôme.
Pour éviter que le chuintement du vide ne s’infiltre jusque dans mon cerveau, je me suis rapprochée des livres.
Mais je me sens obligée de me cacher pour lire et écrire, embarrassée d’être la seule à bégayer ma culture à la maison.
Je ne peux décemment pas aboyer un autre langage. Chez moi, j’ai le sentiment que l’on comprend davantage les éructations du dogue allemand repu après avoir avalé le contenu abondant de sa gamelle que mon exposé sur La Gloire de mon père. Je parle de la gloire du père de Marcel Pagnol, bien sûr, car le mien ne cherche désormais plus sa gloire que devant la télévision, dans l’apparition miraculeuse des six prochains numéros du loto ou bien dans la visite inopinée, un samedi soir, en plein direct, d’un animateur TV qui viendrait frapper à notre porte…
 
Cet étrange garçon avait lu ce que je pouvais ressentir de plus intime… J’en étais à la fois gênée et, en même temps, je ressentais comme une agréable torpeur dans la poitrine, en repensant que ses yeux verts avaient pu parcourir une partie de ce que j’étais, au-delà même de mon apparence.
En continuant ma route vers la maison et tout en jetant un coup d’œil sur le livre de Victor Hugo, me revinrent en mémoire ces vers :
Moi, seize ans, et l'air morose ;
Elle, vingt ; ses yeux brillaient.
Les rossignols chantaient « Rose ».
Et les merles me sifflaient.
 
« Rose. » Je me pris alors à rêver que cet étrange garçon avait pensé à ce poème de Victor Hugo, en me surnommant ainsi du prénom de ce personnage romantique : « Rose » !
Et, en repensant à son élégante attitude à mon égard, que ce soit à la porte du lycée ou lors de sa révérence finale, je me mis à déclamer d’un air léger le poème de mon auteur préféré en le revisitant au goût de cette nouvelle rencontre :
 Moi Annaëlle, seize ans, l’air morose ;
Lui, Pierrot, vingt, ses yeux brillaient !
Je ne vis qu'il était beau
Qu'en sortant des grands bois sourds.
Soit, n’y pensons plus ! me dis-je.
Depuis, j'y pense toujours.