FOUDREVILLE, Eric Tyran

 

mardi

VOX

Partie de chasse

 

Mardi / 22 h 37

Il y avait le plus grand, Eliot, qu’on surnommait Toile, celui qui servait de tête à cette étrange escouade marchant dans la nuit, et il y avait les autres : Raz, le fils du maire, Zoé et son frère Sacha.

Toile, c’était d’abord l’étrangeté d’un regard. Chez les Russes, on dit de celui qui naît avec des yeux vairons qu’il copine avec le diable. À Foudreville, Eliot n’avait jamais, en seize années, rien entendu de tel. Il était comme ça. Il assumait plutôt. Cette hétérochronie, il ne l’avait pas inventé, on lui avait transmise. Qui ? Son grand-père maternel, qui lui-même la tenait de sa propre grand-mère. à croire que les petites blagues de la nature aiment sauter par-dessus les générations. Depuis quand sa chaîne ADN se trimbalait ce bogue ? La Révolution ? Le Moyen-âge ? plus loin encore ? Eliot aurait bien voulu le savoir.

Là-bas ! cria Sacha, brisant le silence. Regardez putain ! C’est quoi ce truc ?

Sacha avait une voix cassée, si désagréable qu’on avait envie de lui dire de cracher. Ses treize ans faisaient de lui le plus jeune du groupe, donc aussi le plus impatient. Ce soir, Sacha fermait la marche. Eliot laissa passer les autres, lui barrant le chemin.

J’y crois pas, t’as parlé…

Ouais, et alors ?

On a dit qu’on se servait de nos micros seulement si c’est indispensable. Quand on est à trois mètres l’un de l’autre, c’est pas du tout indispensable. Qu’est ce que t’as vu ?

Sacha botta en touche en jouant avec l’élastique de son lance-pierres, dit finalement :

Le ciel… au-dessus des arbres. Un truc rouge. La tête de ma mère !

Eliot sonda les frondaisons qui déchiquetaient la lumière du soleil couchant.

Je vois rien du tout. Maintenant on va repartir comme si rien ne s’était passé et tu vas recommencer à te taire, comme tu le faisais si bien jusqu’ici.

C’est son cerveau immature qui s’invente des trucs à cause de l’adrénaline.

C’était Raz qui venait de s’inviter dans la conversation. Zoé, pour l’instant, se contentait d’écouter.

L’adréna-quoi ?

L’adrénaline… de la drogue qu’on fabrique dans notre tête quand on est en danger. Un truc de la nature pour survivre. Ça te fait halluciner la tête et te décuple tes forces…

Sacha fouilla le ciel mais cette fois n’y trouva rien. Il cracha par terre.

On est encore loin ?

Tu saoules avec tes questions ! écoute-moi bien, t’as deux options : où tu fermes ta grande bouche où tu fais demi-tour !

Eliot pouvait comprendre l’impatience puérile du frère de Zoé, néanmoins il ne prendrait pas le risque de tout foutre en l’air. Sacha avait eu un argument de choc pour les convaincre de se joindre à eux. D’ailleurs ce dernier s’empressa de le lui rappeler :

Rentrer ? Tu l’as vue celle-là ? C’est grâce à qui, hein ?! Si on a des munitions ?

Tu veux peut-être aussi qu’on te lèche les couilles ? ricana Raz en essuyant de sa manche la sueur qui lui piquait les yeux.

Étouffer les incendies n’avait jamais été le fort d’Eliot, et pourtant ce soir il fit un effort :

Tu vois ce parking, là-bas ?

Je le vois, lui répondit Sacha en écarquillant les yeux.

Une fois qu’on y sera, y’aura plus qu’à longer la ligne de chemin de fer jusqu’à la passerelle. Le Nid est juste de l’autre côté.

T’as compris ce qu’il t’a dit, ou t’as besoin de Google traduction ? (Raz était le spécialiste en chef de la deuxième couche).

Zoé entra dans la lumière spectrale : ses cheveux raides coupaient son front en deux ; ses yeux sombres reposaient sur deux lignes noires ; sur sa poitrine, deux mots, FUCK REALITY, lettres blanches sur fond noir, brillaient dans la nuit.

Il flippe, c’est tout, dit-elle en fixant son frère.

Je flippe pas ! T’es trop conne toi !

Avoue, tu flippes ! Besoin de sa maman, le petit ? le coupa Raz.

Ta gueule toi ! lui renvoya Sacha à la volée.

T’étais comment, toi, à son âge ? le coupa Zoé, prenant le parti de son frère. Eh Raz, je te parle !

Fais pas ta mère Zoé…

T’as Alzheimer ou quoi ? Tu veux que je te rappelle le jour où t’as ch…

On y va ! coupa court Eliot qui connaissait la suite de l’histoire.

Quand Zoé était partie, rien ne l’arrêtait. Elle sortit le bazooka et tira à bout portant :

Je parle du soir où t’as fait dans ton fut. Depuis, chaque fois que j’passe un peu trop près d’un clochard, l’odeur de pisse me fait penser à toi !

Ta bouche Zoé, tu gonfles maintenant ! siffla Raz, vexé. Décidément, il n’était pas prêt de sortir avec elle.

Arrête Raz !

Eliot avait employé le ton qu’il utilisait au centre de loisirs quand il devait faire preuve d’autorité avec les petits. Au fond, il aimait bien quand Zoé rabrouait Romain. ça lui laissait une longueur d’avance. Il ajouta à voix basse :

Silence radio maintenant. Si les oreilles du pater de Raz nous écoutent, on risque de passer la nuit au poste.

Le chef a parlé, dit Zoé d’une voix blanche.

Vous êtes vraiment pas drôle ! maugréa Raz.

C’est toi l’gros lourd ! vitupéra Sacha. Mes billes de titane, c’est aut’-chose que vos billes moisies !

C’est bon, t’as fini ? On peut y aller ?

Yes, j’ai trop hâte d’être là-bas !

Sacha n’avait décidément aucune peur en lui.

Ils s’engagèrent sur l’asphalte du parking. La lumière bleutée diffusée par le mobilier urbain sculptait franchement leurs visages. Moins de trente mètres au-dessus de leurs têtes, des lignes haute-tension courbant sous leur poids raturaient la nuit comme des coups de crayons. Des craquements électriques éclataient dans l’air comme de minuscules orages localisés. Plus ils avançaient, plus ils avaient l’impression désagréable de traverser le plateau d’un micro-onde. Aux deux tiers du parking, Eliot s’aperçut que Sacha était resté en arrière. Il accusa aussitôt Zoé du regard.

C’était à toi de surveiller ton casse-couilles de frère !

A son entrée catastrophique dans la puberté, Sacha s’était laissé pousser abondamment les cheveux. Ce qu’il n’avait pas anticipé, c’était qu’en gagnant la paix au collège, il perdait du même coup la relative tranquillité qu’il avait chez lui. Car ce fut une guerre digne de ce nom que lui livrèrent ses parents tout au long de l’année. Sa tignasse, comme l’appelait son père, suscitait en eux tant de dégoût qu’ils en avaient fait une véritable obsession. Toutefois, Sacha avait tenu bon, encaissé jusqu’à la nausée les brimades sans y répondre, pourvu qu’on l’oublie, lui et sa sacrée chevelure, pendant quelques jours.

Le résultat de son obstination prenait ce soir la forme d’un casque de boucles lui tombant sur les épaules et devant les yeux.

Sacha était aussi le petit frère insupportable de Zoé qu’Eliot avait connu encore plus petit, du temps où il sortait avec sa vioc de sœur.

Sacha, ce soir-là, c’était surtout celui qui avait été assez malin pour dénicher ces supers billes.

Une fois le frère ramené dans le droit chemin par la sœur, la petite bande reprit sa progression. Ils contournèrent un bosquet puis débouchèrent sur un quai festonné d’entrepôts sales et inquiétants. Un cocktail olfactif d’huile et de produits chimiques pesait dans l’air, alourdissant encore un peu plus cet orageux soir de mai.

Zoé consultait ses messages. Les garçons s’étaient rassemblés sur une seul ligne, pile au bord du quai. La lumière froide des réverbères se diffractait sur les voies. Eliot regarda le ciel menaçant et cracha mais loupa le rail. Raz ouvrit sa braguette et se soulagea. Sacha l’imita.

Pisser c’est comme bailler, dit Raz en se secouant. Ça se refile comme une maladie…

Ça fait ça aussi avec la trouille…, compléta Eliot, cherchant machinalement le contact de son lance-pierre à travers la toile de son sac à dos.

Les dés avaient été jetés à la seconde où Sacha s’était pointé au Pue-la-Mort avec ses munitions. Cette soirée promettait d’être une game démente, la meilleure qu’ils n’aient jamais jouée. Ce soir, ils allaient faire un massacre !

 

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