The Gray Hole - Matt Muldoon

 

I

Octobre 1992

La flamme de mon briquet étincela au milieu de cette minuscule pièce, baignée d’une étrange atmosphère grisâtre. Un phare qui éclairait les cloisons de mon bureau, chassant les ombres pour qu’elles se rematérialisent timidement derrière mon dos.

Des gouttes de pluie s’écrasaient contre la petite fenêtre à carreaux et semblaient la transformer en une énorme lentille déformée par l’eau. Cette image se reflétait sur les murs immaculés de blanc et créait un effet kaléidoscopique captivant.

Il s’agissait d’une pièce modeste. Un peu trop à mon goût. Elle était aussi austère et dépourvue de couleurs que la ville où j’étais en service depuis quinze ans. Un placard à balais, bien plus sombre que les nuages observés par la baie, qui tournaient avec lenteur au-dessus de ma tête depuis hier midi.

Seule la petite radio, installée sur un tas de dossiers, brisait le bruit de l’averse contre les carreaux. Le haut-parleur commença à cracher des sons audibles :

«Préparez vos plus beaux parapluies, car les prévisions météorologiques des prochaines heures ne s’arrangeront malheureusement pas dans la région de The Gray Hole! Une dépression dune rare intensité sest établie sur tout le comté.»

Ne l’écoutant qu’à moitié, je fixai l’eau rouler sur la vitre. J’expirai des bouffées de fumée chaude, que je tirai de ma cigarette en partie consumée. Elles allèrent s’écraser dans une ronde silencieuse sur la silice durcie.

Là, je repensai à l’école de police.

— Quinze ans déjà…

 

Il venait de s’asseoir sur le bord de son bureau pour se tenir face à moi.

— Anderson.

— Oui, monsieur? demandai-je.

— Vous avez de très bonnes notes, vos camarades vous apprécient et le reste du corps enseignant ne tarit pas d’éloges à votre sujet…

Il marqua un temps d’arrêt et soupesa mon dossier de candidature entre ses mains. Ses yeux gris et son visage ridé, accentué par les années, avaient trahi un vif désaccord et une tension à fleur de peau.

— Vous devez m’expliquer. Pourquoi The Gray Hole? Vous avez envoyé sur les roses le commissariat central de Juneau pour Je ne comprends pas.

— Je ne me sentais pas capable de…

Je commençai à rétorquer, lorsque mon instructeur m’interrompit violemment :

— Vous savez que je me portais garant de vous, Anderson! Je passe pour qui moi maintenant? Répondez!

 

La vitre embuée réapparut devant mes yeux quand le souvenir fut trop désagréable pour continuer à le laisser déambuler dans mon esprit. J’avais fait le choix de ce patelin calme par tranquillité, pour forger mon expérience. En fin de compte, mon instructeur avait sans doute raison. Mais l’obstination de la jeunesse avait claqué sa porte sans écouter. Avec les années, j’étais devenu un spectre. Je hantais les murs du commissariat, bien plus qu’un véritable flic de terrain. Un plantage sur toute la ligne. Chaque jour rajoutait un peu plus de morosité à la pelote d’humeur massacrante qui s’écharpait dans ma tête.

Je recrachai une autre bouffée.

— Une vraie tête de mule…

Ce lieu aurait pu tuer d’ennui n’importe quel individu trop fragile mentalement. C’était l’endroit le plus terne d’Alaska. Une vie au ralenti, grise et maussade, au même titre que l’effroyable tempête qui rugissait à l’extérieur. Un sentiment à peine atténué par les trop nombreuses cigarettes grillées et les verres d’alcool engloutis au fil des années.

Je pouvais voir mon reflet de temps à autre, au travers du miroir de silice balayé par la pluie. Le jeune homme élégant au nez aquilin et à la chevelure brossée avait laissé place à un total inconnu. Un visage sévère, aux traits creusés par les régions froides des environs, surmonté d’une crinière brune rasée de près au sommet du crâne. La parfaite représentation d’un idiot trop englué dans son marasme, dans l’incapacité d’avoir une quelconque relation sérieuse avec qui que ce soit, en commençant par lui-même.

Je ne pouvais supporter mon apparence une seconde de plus. Résigné, je me dirigeai vers mon fauteuil. J’éteignis au passage la radio dont les grésillements étaient devenus assourdissants.

Mon espace de travail était entièrement recouvert de documents et de taches diverses. Ils allaient du plus insignifiant au moins captivant. Certains pour des stationnements gênants, d’autres pour «animaux domestiques disparus». Un quotidien dérangeant, étalé et mélangé de manière chaotique. J’avais l’espoir qu’il s’évanouisse de lui-même si j’évitais de trop m’en occuper.

Plusieurs petits coups dans le couloir d’entrée me firent aussitôt revenir à moi. Le chef de la police ouvrit la porte et activa l’interrupteur de la lumière.

— Pourquoi êtes-vous plongé dans l’obscurité, Anderson ? s’étonna-t-il.

Il renifla avec dégoût. Les effluves de tabac qui imprégnaient l’entièreté de la pièce devaient l’avoir agacé.

— Je bossais… ça ne se voit pas? répliquai-je.

La clarté soudaine de l’unique ampoule halogène, entourée de volutes de fumée, me fit plisser les yeux.

— Ne me faites pas rire, je vous en prie! Vous avez besoin de sortir prendre l’air : je vous dépêche chez les Bakers.

Il lança un petit dossier sur mon bureau envahi d’un monticule de cellulose.

— Pourquoi moi?

— Car c’est le merdier ! Une tempête s’est abattue au-dessus de nos têtes. Les gens paniquent en ville et nous devons organiser des lieux de rassemblement, au cas où les intempéries ravageraient les habitations. Voire pire. Tous les effectifs sont déjà sur le terrain. Sauf vous et Richard.

— Alors, envoyez Richard. J’ai une tonne de dossiers en cours…

Sans crier gare, mon chef arriva à ma hauteur. Il balaya tout le bazar bureaucratique amoncelé sur la table et se pencha vers moi en serrant les dents.

— Écoutez-moi bien attentivement! J’en ai plus que marre de vous apercevoir débarquer chaque matin en tirant une gueule de trois pieds de long. De vous voir, vous et votre carcasse, endormis sur votre foutu bureau quand je pars le soir… Richard doit aller à la ferme de James. Vous, vous allez me faire le plaisir de lever vos miches d’ici et d’aller chez les Bakers. Compris?

Je me redressai lentement et fis un signe de la tête pour lui éviter une nouvelle crise de nerfs.

— D’accord… Vous savez au moins pourquoi la famille Bakers nous a contactés ?

— James leur aurait téléphoné. Il leur a signalé la présence de personnes suspectes autour de sa maison avant que cette fichue tempête ne les coupe. Ça leur a foutu la trouille, assez pour qu’ils réclament une patrouille.

— Pourquoi James n’a-t-il pas pris directement contact avec le centre d’urgence ? demandai-je en mettant mon lourd manteau.

— Je n’en sais rien. Mais les Bakers sont à cinq minutes de son domicile. Vous avez une grosse demi-heure de route pour vous rendre là-bas. Donc, vous pouvez rapidement faire le calcul dans votre tête, hein ?

Après un bref regard sur le dossier, je sortis de mon bureau en petite foulée vers les portes battantes du commissariat.

— Une dernière chose, John. Ne vous faites pas offrir de verre cette fois-ci, lâcha-t-il sèchement.

Je disparus quelques secondes plus tard, sous la pluie torrentielle qui s’abattait sans relâche sur la modeste ville de The Gray Hole.

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