Fragments, Manon Daguet

Extrait nouvelle 1

Adalam-Pomry

Les peuples passent et tout s’écroule

Lorsqu’Erwin et Kandara parvinrent au bout de la lande bleue, l’église d’Adalam-Pomry se tenait devant eux. Comme un spectre. Comme un mirage. Noyée dans l’herbe bleue, ressortant à peine dans le ciel gris, elle ne bougeait pas d’un pouce en dépit des assauts du vent. Un vent fracassant, une tempête même, qui durait toujours sur cette lande.

Le casque de Kandara émit un grésillement quand son intercom s’enclencha pour communiquer avec Erwin.

Putain, cet endroit.

C’était tout. Erwin ne disait rien, il était raide dans sa combinaison et son regard l’était aussi. Fixe, rectiligne. Il aurait voulu transpercer la pierre de l’église pour voir au travers, mais ça s’arrêtait là, comme si toute la force de sa volonté était stoppée par un bouclier invisible.

Il finit par parler.

Des gens venaient ici avant. Toute l’année.

Ils venaient pour quoi ?

Kandara demandait naïvement. Il était géologue, pas archéologue comme Erwin, alors les lieux d’appartenance humaine c’était du charabia pour lui. Les « cailloux » ça valait plus la peine de se pencher et de se foutre le dos en vrac.

Je crois qu’ils venaient pour célébrer les moments de la vie. La naissance, la mort…

Dans un trou pareil ?! C’est au bout du monde, Erwin…

Ça n’a pas toujours été si loin, si isolé. Avant que la lupaya ne recouvre la terre, il y avait probablement des forêts, des champs, des ruisseaux, et toute la civilisation qui s’y greffe habituellement.

Erwin se courba et arracha une touffe d’herbe bleue qui se mit à suinter d’un latex rose collant et létal. Son gant grinçait sous l’effet de la manipulation.

Maintenant, tout est colonisé. Tout est corrompu.

Les mots étaient graves et solennels. Or, rien qui puisse mettre à mal l’humeur de Kandara. Il bouscula son confrère, dégagea la poignée de lupaya de sa main comme on balaie des miettes et passa devant. Une torpeur étrange s’était emparée d’eux depuis quelques minutes, dès lors que le clocher d’Adalam-Pomry était apparu dans leur champ de vision et cela les avait poussés à entamer cette ébauche de conversation sans véritable commencement ni fin. Comment un lieu abandonné depuis si longtemps pouvait-il conserver une telle force ? Son aura était à peine ternie, elle avait perduré dans la pierre et le bois reconstitués, artificiels. Les matériaux purs n’étaient plus utilisés depuis belle lurette.

Le parvis était annoncé par une petite grille de fer forgé, autre matériau oublié, rongé par les lupaya proliférantes. Sous leurs pas, les fleurs bruissaient, on aurait même dit qu’elles murmuraient des choses de fleurs mortelles. Le portail était ouvert, il resta silencieux en se trouvant repoussé par la main de Kandara. Des touffes entières de feuilles et de corolles furent emportées sur son passage, et le parvis s’offrit à eux. Les deux étrangers levèrent les yeux tour à tour vers la rose qui les surplombait.

Extrait nouvelle 2

Catharsis1

 

Shattuckite appartient au système solaire K4-Karoonda. Elle a de la chance, Shattuckite, c’est probablement la dernière planète à avoir obtenu un nom pas trop débile et qui s’inspirait de quelque chose d’existant. Après, il y a eu trop de planètes et trop de systèmes solaires, alors on a eu la flemme et on est passé en mode chiffres et majuscules. Alors, on s’est retrouvé avec des C3-Ornans, des Austra-KAP ou des 966-BP-Achondria. Qui aimerait vivre sur 966-BP-Achondria honnêtement ?! Pas moi.

De toute façon, je n’ai pas eu le choix : je suis né sur Shattuckite. On l’appelle Bleue. Parce qu’elle est bleue, oui, logique jusqu’ici. Les gens d’ailleurs ne le croient pas, ils nous prennent pour des zabdas (je crois que c’est un synonyme d’abrutis) tant qu’ils n’ont pas foulé le sol de notre planète. Maman n’est pas très cultivée, mais elle nous a expliqué que c’était parce que Shattuckite était essentiellement composée de ce minéral bleu azur et que ça avait fini par se répandre dans toutes les choses vivantes. Sauf nous, les Zomas, descendants des très lointains terriens. Tout est bleu : l’eau, bien sûr, mais aussi les pierres, les arbres, et même certains animaux. Ceux qui viennent d’ailleurs disent que, nous-mêmes, on a tendance à bleuir. Je ne sais pas si c’est vrai, je n’arrive pas bien à me rendre compte.

Si c’était la seule particularité de Bleue… car c’est une planète chantante. Les gens les évitent, et on comprend pourquoi quand on n’a pas l’habitude. Elles sont… assez imprévisibles et très épuisantes. Shattuckite a avalé un jukebox il y a bien longtemps – parce qu’elle est quand même un peu vivante, cette planète – lorsque les premiers colons zomas sont arrivés pour tâter le terrain. Le maître d’école dit qu’elle a tout de suite adoré la musique et qu’en engloutissant la machine, elle l’a synthétisée immédiatement. Résultat : elle connaît la quasi-totalité du patrimoine musical de l’humanité, du moins, ce qui a été composé jusqu’à la conception du Juke box. Et je crois que tout le monde est assez content que ça s’arrête là. Il paraît, enfin c’est la légende qui le dit alors bon, que toutes les autres planètes de K4-Karoonda se sont fait la malle à cause de Shattuckite. Dans le fond, je les comprends… c’est une drôle de voisine.

Donc, elle chante. Moi, ça m’amuse et ça me fascine. Ça peut être toute la journée ou parfois elle reste muette pendant des jours, enfin généralement elle donne de la voix au quotidien et on est en droit de s’inquiéter quand il n’y a rien qui sifflote, tambourine, trompette, pianote, guitariste ou chantonne dans l’atmosphère. Des équipes de chercheurs ont bien essayé de comprendre son fonctionnement à base de forages et d’autres gros outils bizarres, sauf qu’à chaque fois qu’elle se sentait menacée, Shattuckite fermait son clapet et la source de sa musique disparaissait des radars, comme si elle n’avait jamais existé. Je l’aime, cette grosse maligne. Elle me joue des petits airs de temps en temps, ceux que j’apprécie, même si sa préférence va aux tonalités de western qui ébouriffent les cheveux. Elle s’adapte à la météo, aux voyageurs, aux événements, et on peut dire qu’elle a toujours la note de circonstance.

Voilà. Si j’ai bien tout résumé, je vis sur une planète bleue qui chante. C’est mieux que de traîner ses guêtres dans un désert ambulant avec un nom de machine à laver.

1Certains passages peuvent être écoutés en recherchant les musiques et chansons ayant servi d’inspiration (indiquées en bas de page) sur YouTube, ou simplement laissés à l’imagination du lecteur.

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