Jean-Pierre Vançon
Concerto pour
Sophie & Fred
en Rêve Majeur
Un long voyage
J’étais un solitaire, plongé dans mon travail professionnel. Les femmes me semblaient appartenir à un univers inaccessible. Lorsque j’étais étudiant, une fille était venue plusieurs fois solliciter mon aide. Elle était mignonne, mais elle me semblait ne rien comprendre. Cela a fini par m’énerver et je l’ai envoyée au diable. Mais, à présent, je me demande si cela n’avait pas été, de sa part, une tactique maladroite pour se rapprocher de moi. Au fil des ans, d’autres ont parfois attiré mon regard. Des beaux yeux complices, un sourire discret, un geste amical... Je n’ai jamais su comment il fallait réagir. J’ai pris ces signes avec méfiance et j’ai battu en retraite, par prudence.
Je travaillais depuis deux ans quand on m’a proposé de partir en mission au Pérou. J’étais libre comme l’air et j’ai accepté avec enthousiasme. Là-bas, comme une gentille péruvienne semblait s’intéresser à moi, un ami français m’avait dit :
– Méfie toi... Les filles d’ici, quand elles voient passer un gringo qui a l’air d’avoir du fric, elles essaient de le séduire et, s’il tombe dans le piège, youpi ! les voilà riches...
Il exagérait. Les femmes pauvres d’Amérique Latine ou d’ailleurs ne sont pas forcément aussi vénales qu’il semblait le dire. Mais je me suis méfié malgré tout.
J’étais un solitaire...
Après deux longs séjours au Pérou, une nouvelle mission m’attendait là-bas. A l’aéroport, je m’apprêtais à revivre, une fois de plus, le rituel du départ pour un grand voyage. C’était presque pour moi un banal épisode de ma vie professionnelle. J’étais bien loin de me douter que ce moment allait constituer un épisode déterminant de mon existence. Comment l’aurais-je su ?
J’ai enregistré mes deux valises à l’un des guichets de la compagnie aérienne. L’employée m’a adressé un grand sourire.
– Bon voyage, Monsieur.
Elle devait dire ces mots à tous les gens qu’elle accueillait. Je n’ai rien répondu. J’ai gagné d’un pas rapide la salle de contrôle douanier. Je n’avais plus avec moi que mon bagage à main.
Je m’efforçais toujours d’être suffisamment en avance pour éviter de patienter trop longtemps au milieu de la foule en partance pour les quatre coins de la planète. Heureusement, ce jour-là, la file d’attente n’était pas très longue. Lorsque mon tour est venu, j’ai subi avec résignation le rituel minutieux des vérifications. C’était tout un protocole, qui m’angoissait un peu à chaque fois, sans raison.
Après avoir passé la douane, je me suis senti libéré. Il me restait à présent à rejoindre tranquillement la porte d’embarquement du vol pour l’Amérique Latine, en longeant les commerces qui permettaient de faire des achats de dernière minute avant le départ. Il y avait là une boutique de souvenirs où l’on pouvait trouver surtout des petites tours Eiffel, mais aussi des représentations du Mont-Saint-Michel ou de la cathédrale de Strasbourg et mille autres objets qui ne servaient qu’à garder en mémoire le pays d’où l’on s’envolait. Il y avait aussi un bistrot où quelques voyageurs buvaient un café ou grignotaient des sandwichs.
Un peu plus loin, il y avait un marchand de parfums et de produits de toilette. Une nana vêtue d’une veste d’un rouge vif propre à attirer tous les regards était penchée vers un alignement de flacons aux arômes divers. J’ai ricané en silence. Quel parfum allait-elle choisir ? Assurément, il lui faudrait un temps interminable pour enfin se décider. J’étais de plus en plus persuadé que les femmes n’appartenaient pas au même univers que moi... C’était sans doute pour cela que je vivais seul...
Plus loin, il y avait une librairie où l’on trouvait des journaux et des livres en français, mais aussi en anglais et dans quelques autres langues. Je me suis faufilé entre les étagères, à la recherche de lectures pour patienter pendant le long voyage qui m’attendait. Au rayon des ouvrages en espagnol, je suis tombé sur un livre de poésie de Pablo Neruda, intitulé « Todo el amor ». J’avais déjà lu des textes de ce grand poète chilien. Et, chaque fois que je lisais un de ses poèmes, je me demandais comment il était possible de donner naissance à une musique si mélodieuse avec des phrases si simples. J’allais pouvoir voyager en compagnie de Pablo Neruda et cela me réjouissait.
Rangé à côté de « Todo el amor », un autre livre attira mon attention. Son titre était « El pueblo del sol », en français « Le peuple du soleil ». Cela avait un délicieux parfum de civilisation inca. L’auteur s’appelait Augusto Aguirre Morales1. Cet ouvrage était parfaitement adapté à moi qui partais pour la troisième fois au Pérou.
J’ai acheté les deux livres. Je les ai glissés dans mon bagage et je suis parti en direction du hall de départ de mon avion. Là-bas, il y avait un alignement de sièges, destinés à permettre aux voyageurs qui arrivaient les premiers de patienter sans rester debout. Je me suis assis et j’ai attendu. Il y avait autour de moi quelques européens, des touristes partant pour des voyages organisés et une majorité de latino-américains qui rentraient chez eux. Il y avait aussi quatre gaillards en costume-cravate qui discutaient, debout au milieu de la salle. Sans doute était-ce de puissants hommes d’affaires qui partaient pour quelque mission de la plus haute importance... J’ai ricané en silence.
Longtemps après mon arrivée près de cette porte d’embarquement, j’ai aperçu la femme à la veste rouge qui s’approchait. Apparemment, elle allait prendre le même vol que nous. Elle est restée debout au milieu des autres voyageurs qui n’avaient pas trouvé de siège disponible. Je me suis soudain demandé si elle se rendait en Colombie, au Pérou ou ailleurs. Peut-être descendrait-elle tout simplement à Pointe-à-Pitre, où l’avion devait faire sa première escale. En tous cas, elle avait l’allure d’une touriste qui part quelques jours en vacances au soleil. Moi, au contraire, j’allais à Lima pour y travailler pendant une année entière, et même peut-être deux.
J’aurais pu, par politesse, lui proposer de prendre ma place plutôt que de rester debout. Mais je n’en avais aucune envie. La galanterie envers les femmes ne faisait pas partie de mes habitudes ! Au lieu de tergiverser devant les flacons de parfum, elle aurait dû rejoindre rapidement la porte d’embarquement, si elle voulait trouver une chaise disponible. J’ai ricané.
Peu de temps après, des employés de la compagnie aérienne sont arrivés et ont pris place près de la porte d’accès à l’avion. L’un d’entre eux s’est emparé d’un micro et a annoncé :
– Mesdames et messieurs les voyageurs pour Pointe-à-Pitre, Caracas, Bogotá, Quito, Lima et Santiago de Chile...
J’ai agrippé mon bagage et je me suis levé pour rejoindre la file qui se formait devant le guichet d’entrée. J’ai pris mon billet à la main et j’y ai jeté un rapide coup d’œil. On m’avait attribué le siège 14 A. Le A, c’était la première place de la rangée 14, à proximité du hublot. J’aurais ainsi le plaisir de regarder l’océan, d’admirer les montagnes et peut-être de voir le coucher du soleil avant d’arriver à destination.
14 A... La rangée 14... A cause des superstitions, il n’y avait pas de rangée 13 dans les avions de certaines compagnies. J’aurais donc droit à la treizième rangée, baptisée abusivement « rangée 14 »...
Je me suis engagé derrière les autres dans le couloir qui menait à notre avion. Dans le vestibule d’entrée de l’appareil, deux hôtesses distribuaient des sourires et des « Bienvenue à bord ! » à chacun d’entre nous. Avec l’envie de me plonger dès à présent dans l’atmosphère du Pérou qui allait m’accueillir, j’ai grogné :
– Buenos días...
L’hôtesse m’a répondu :
– Buen día, Señor. Bienvenido.
S’était-elle imaginée que j’étais péruvien ou chilien ? Sans conviction, je lui ai adressé un rapide sourire et je me suis engagé dans l’allée. Rangée 3... Rangée 4... Rangée 5...
Rangée 12, suivie aussitôt de la rangée 14. J’étais le premier à m’y installer. J’ai placé mon bagage à main dans le casier situé au dessus des sièges, après en avoir sorti le livre de Pablo Neruda. J’ai enlevé ma veste et je me suis assis à ma place, près du hublot.
Les voyageurs avançaient lentement dans l’allée. Encombrés de leurs bagages, plusieurs passagers semblaient avoir des difficultés à se glisser à leur place. Cela prenait du temps et ralentissait la progression de tous les autres. Loin derrière, la femme en veste rouge venait d’entrer à son tour dans l’avion. Amusé, je l’ai suivie des yeux, tandis qu’elle progressait. Rangée 3... Rangée 4...
Pourquoi la suivre des yeux, elle plutôt qu’un autre passager ? Peut-être était-ce à cause de la couleur de sa veste, dans la cohue de tous ces voyageurs habillés de noir, de gris ou de couleurs pastel...
Elle a fini par arriver à ma hauteur. Elle me regardait. Instinctivement, je ne sais pas pourquoi, je lui ai souri. Elle a maugréé en grognant :
– J’avais spécifié « près du hublot »...
J’ai esquissé une grimace et je lui ai demandé :
– Qu’est-ce qui est marqué sur votre billet ?
De mauvaise humeur, elle m’a répondu :
– File 14 !
Calmement, j’ai dit :
– 14 A, c’est près du hublot. Vous avez sans doute droit à la 14 B... A côté de moi... Regardez votre billet.
Elle a soupiré. Puis elle a marmonné :
– J’suis claustrophobe...
Qu’est-ce que cette petite garce voulait me faire avaler ? Elle voulait m’apitoyer ? Elle se trompait d’adresse ! Sa veste rouge ne lui donnait pas tous les droits. Son visage de jolie jeune femme n’obtiendrait de ma part aucune indulgence. J’ai annoncé le verdict :
– Désolé...
Elle a affiché un sourire triste, a haussé les épaules et a murmuré :
– Ça fait rien...
Je ne sais pas pourquoi, mais son air navré m’a soudain ému. Je lui avais refusé ce qu’elle aurait souhaité, mais elle ne paraissait pas m’en vouloir... J’étais un peu surpris et désorienté...
Alors, sans réfléchir, je lui ai proposé :
– Si vous voulez, on change de place.
Son visage s’est aussitôt illuminé.
– Oh ! C’est vrai ? Ce serait tellement gentil ! Mais je ne veux pas abuser...
Après tout, voir l’océan à perte de vue pendant la longue traversée qui nous attendait, ça ne me semblait pas essentiel... Je me suis levé. J’ai posé ma veste et mon livre sur le siège voisin et je me suis faufilé vers l’allée pour la laisser passer.
Pourquoi étais-je soudain si aimable avec cette jeune femme ? Pour me faire pardonner mon premier refus ? Mon propre comportement me désorientait...
1L’auteur de ce livre était le père de mon grand ami, « mi hermano », appelé lui aussi Augusto Aguirre Morales.