Terreurs Nocturnes, Davy Artero

 

Prologue

Il n’y a vraiment rien de bon là-dedans !

Il cesse de regarder la plaquette publicitaire accrochée au mur, vantant les mérites d’une boisson énergisante et listant succinctement le contenu, et retourne à la contemplation du peu de liquide ambré présent dans son verre. Il agite lentement sa main, et observe avec nonchalance le whisky tanguer de droite à gauche, laissant sur les parois du verre une trace de plus en plus haute.

— Je vous en sers un autre, m’sieur ?

John relève mollement la tête et regarde l’homme derrière le bar. Cheveux grisonnants, yeux clairs, rasé de près, ainsi bien mis, avec sa chemise blanche et son gilet noir, il lui rappelle ce fameux espion britannique né de la plume de Ian Fleming, quoique la petite cicatrice qu’il présente sous l’œil droit s’approche plus de l’image qu’il s’était forgée du héros torturé de Julie Storm.

Sans dire un mot, il relève son verre en guise de confirmation.

— Excusez-moi, dit le barman en lui remplissant son verre de pur malt, mais il semble que je vous connais...

— Ah !

John fait la moue. S’il est venu ici à cette heure si avancée de la nuit et qu’il s’est mis au bout du comptoir, dos au reste de la salle, c’est pour se faire discret et éviter qu’on le remarque.

— Ça me revient, je vous ai vu à la télévision l’autre jour. Vous êtes l’écrivain, là, Cartan !

— Caltrand, rectifie John en prenant une gorgée du liquide couleur caramel.

— Ça alors, ça fait drôle de vous voir en vrai...

John relève les yeux et observe le visage du quadragénaire aux faux airs d’agent secret. Il le connaît trop bien ce regard, tout comme il connaît par cœur la réplique que vient de lui faire le bonhomme. Il se souvient que cela lui faisait plaisir, à ses débuts, de voir cette lueur dans les yeux de ceux qui l’accostaient, comme s’ils voyaient un dieu vivant ou une chose qu’ils convoitaient depuis toujours et qui était enfin devant eux, à portée de main. John en ressentait même une grande fierté. Mais avec le temps, devant tant de personnes adoptant la même attitude excentrique, cette fierté s’est estompée. Maintenant, il trouve ça limite risible, mais il se doit de continuer à jouer les personnes ravies pour éviter de mal se faire voir. Une réputation, cela se détruit si rapidement de nos jours. Une célébrité se doit toujours d’être correcte en public, pour éviter les commentaires désastreux sur le réseau ou les critiques incendiaires dans les médias. Une carrière se détruit d’un claquement de doigts désormais. John fait ce métier depuis un bon bout de temps maintenant, mais il ne peut pas s’en passer, c’est devenu vital. Être passé à tabac médiatiquement, devenir ringard du jour au lendemain, il ne sait pas s’il le supporterait.

Pourtant ce soir, il aimerait bien qu’on lui fiche un peu la paix, qu’on oublie qu’il est John Caltrand, l’auteur de best-sellers romantiques, et qu’on voit en lui juste un pauvre homme, fatigué, qui a besoin de rester seul avec son verre pour faire le point sur sa vie.

— Écoutez, répond John à voix basse, je n’aimerais pas trop qu’on me remarque, vous savez...

— Oh je comprends, répond l’homme en baissant le ton  également. Les paparazzis, les fans et toutes ces groupies qui pourraient vous ennuyer, je ne dirais rien...

— Merci !

John reprend une gorgée, lentement, mais l’homme reste là, stoïque derrière son bar.

— Et si je pouvais rester seul aussi... poursuit John en lui souriant, afin de masquer tant qu’il le peut le vrai sens de sa phrase, et surtout la façon dont il aurait envie de lui dire.

— Oh oui, pas de soucis m’sieur ! Mais dites, je pourrais vous demander une petite dédicace, tout à l’heure ?

— Oui, bien sûr, pas de problème.

Le barman s’éloigne, retournant essuyer des verres à l’autre bout du comptoir en attendant la prochaine commande d’un client. Il accomplit cette tâche d’un geste appliqué, un peu trop d’ailleurs selon John. C’est comme s’il passait un casting et qu’on lui avait demandé de philosopher en passant le torchon dans ces verres à pied. Curieux...

John plonge à nouveau son regard dans le verre. Le contenu est de moins grande qualité que celui qu’il peut boire chez lui, mais ici, dans ce troquet de bonne facture perdu au centre-ville, il se sent mieux que dans sa grande résidence.

Il avait besoin d’être ailleurs, de sortir prendre l’air et de se poser dans un endroit confiné et confortable, pour prendre le temps de réfléchir à ce qui lui arrive.

Il aurait peut-être dû réveiller sa femme pour lui en parler, mais il ne le souhaitait pas. Il l’avait déjà fait bien des fois, lorsqu’il avait ces petites crises d’angoisses liées à son manque d’inspiration ou avant ces grands évènements médiatiques où il devait paraître jovial et pédagogue, mais là, c’était différent. Lui seul pouvait parvenir à s’en sortir.

Il sait qu’il sera questionné demain par ses enfants ou sa femme, et il mentira en leur répondant qu’il devait explorer un lieu ou se renseigner pour un de ses romans en cours, comme il le fait réellement parfois. Cela ne les inquiétera pas plus que cela et ils passeront à autre chose.

Sa famille. Sans doute la meilleure chose dont il est le plus fier et qu’il veut protéger à tout prix. Inutile donc d’ennuyer tout le monde avec ses terreurs nocturnes.

Car c’est bien là le souci depuis deux semaines maintenant. Impossible de passer une nuit sans faire de rêves horribles. D’abord de manière épars et passagers, les cauchemars se sont faits de plus en plus nombreux par nuit, et de plus en plus troublants.

Il ne comprend pas d’où cela peut venir. La première fois que c’est arrivé, il pensait que c’était lié à une indigestion. Un dîner trop gras et un peu arrosé qui lui avait donné des aigreurs d’estomac et lui avait fait passer une mauvaise nuit, en lui provoquant de curieux songes. Mais ça s’est répété le lendemain, le surlendemain et chaque nuit depuis, et toujours des choses épouvantables.

Pourtant son imagination était assez orientée fleur bleue et romantisme d’habitude, ce qui lui permettait de noircir de nombreuses pages pour ses livres en se remémorant ces douces rêveries. Certes, il aimait bien voir des films fantastiques ou des séries un peu sanglantes, mais de là à ce que cela influe sur ses rêves et que son cerveau parvienne à imaginer autant de situations terrifiantes et les enchaîner, c’était assez inattendu et inconcevable.

Comme si les plus efficaces des réalisateurs de films d’épouvante s’étaient invités dans sa tête et enchaînaient la diffusion de leurs longs métrages les plus monstrueux.

Il se réveille en pleine nuit, en sueur, et parfois même en criant. Sa femme, qui a le sommeil profond, ne s’en est jamais aperçue, ou alors elle ne dit rien par politesse. Mais John, cela le gêne énormément.

Quelque chose ne va pas chez lui et cela se traduit en rêves atroces, incongrus. À force, ils l’empêchent de dormir et depuis quelques jours, ils bloquent complètement son inspiration pour ses écrits, son esprit refusant de travailler comme avant, avec autant de facilité. Il n’avait pas connu ce genre de panne depuis des années. La seule fois où cela lui était arrivé c’était à la mort de son meilleur ami, décédé dans un accident de voiture alors qu’il revenait d’un dîner passé chez eux. Il avait mis plusieurs mois à s’en remettre, à accepter que ce tragique évènement n’était nullement de sa faute, et à retrouver la force de se mettre à écrire à nouveau.

Et là, ça recommence. Ces horribles songes le rongent, l’obnubilent et le privent de toute envie littéraire.

Au lieu de tourner en rond chez lui, dans une des nombreuses pièces de sa demeure, il préfère être là, dans ce bistrot, à boire du whisky bas de gamme. S’alcooliser, n’est-ce pas la meilleure des solutions ? Non, mais cela calme ses nerfs, c’est déjà ça.

Ces rêves horribles... Heureusement il ne se souvient pas de tous. Seuls les plus marquants restent gravés en mémoire.

Il reprend une gorgée, en pensant à l’un des derniers rêves affreux qu’il a faits hier soir, avec cet individu névrosé dans sa voiture...

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